Un virus géopolitique - L'agriculture et la Covid-19 (4)
Jean-Christophe Debar*
C’est peu dire que la crise de la Covid a avivé les tensions entre la Chine et les démocraties libérales. L’opposition entre les Etats-Unis et la Chine, le positionnement qu’adopteront à cet égard l’Europe et la Russie, enfin la capacité de l’Afrique à s’imposer comme acteur à part entière sur la scène mondiale s’annoncent désormais comme les éléments structurants des relations internationales, dans un contexte marqué par la montée en puissance des questions de durabilité environnementale et de résilience aux chocs climatiques et sanitaires. Dans ce paysage géopolitique, l’agriculture, garante de la sécurité alimentaire, occupe une place de choix.
Yin-yang diplomatique
La pandémie a montré les deux facettes de la Chine : sa part sombre, illustrée par sa gestion autoritaire et opaque du début de la crise ; son effort subséquent pour apparaître comme un géant efficace et bienveillant, volant au secours des autres pays par l’envoi de masques et de matériel médical. Ces deux facettes reflètent la double image qu’elle projette depuis des années : d’un côté, celle d’un Etat exerçant un contrôle sans faille sur sa population, au mépris des droits de l’homme ; de l’autre, celle d’une nation soucieuse d’exercer les responsabilités que lui confère son formidable essor économique, comme en témoignent les facilités de crédit consenties aux pays africains pour financer leurs infrastructures, bien sûr non dénuées de contreparties, et son engagement récent à atteindre la neutralité carbone d’ici 2060, relançant ainsi l’accord de Paris sur le climat, miné par le retrait américain.
La dualité chinoise donne lieu à des interprétations contradictoires et pose bien les enjeux. Pour certains, elle justifie la stratégie d’affrontement engagée par Donald Trump pour contrer la volonté hégémonique, commerciale et industrielle, de la Chine, en dénonçant les règles multilatérales dont ce pays a su jouer, depuis son entrée à l’Organisation mondiale du commerce en 2001, pour maintenir ses pratiques déloyales en matière de propriété intellectuelle et de subventions aux entreprises d’Etat. Pour d’autres, l’expansionnisme de Pékin doit être relativisé. Si la Chine est devenue, en 2014, la première économie mondiale (en PIB mesuré en parité de pouvoir d’achat), son revenu par habitant ne représente en moyenne qu’un quart de celui des Etats-Unis. Sous la férule de son président, Xi Jinping, elle chercherait avant tout à conserver un fort taux de croissance pour calmer les oppositions politiques intérieures et à éviter le blocus de ses lignes d’approvisionnement par la marine américaine. Selon ce point de vue, la Chine ne ferait que bousculer l’hégémonie des Etats-Unis, assise sur leur écrasante supériorité militaire, le rôle privilégié du dollar dans les transactions internationales et leur capacité à imposer d’énormes amendes aux entreprises étrangères soupçonnées de corruption ou de violation des embargos édictés par Washington.
Une nouvelle « guerre froide » ?
Le fil conducteur des relations diplomatiques à moyen terme pourrait donc bien être une nouvelle « guerre froide », opposant cette fois Pékin et Washington, même si l’expression est impropre car, contrairement à l’ex-URSS, c’est un pays en pleine expansion économique qui menace aujourd’hui les intérêts américains. L’élection de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis ne changerait pas fondamentalement la donne, sinon dans la stratégie de coopération qu’il pourrait adopter à l’égard des pays alliés pour endiguer l’avancée chinoise. La partie s’annonce délicate pour l’Europe, qui devra naviguer entre la confrontation avec une Chine enfin reconnue comme « rival systémique » et la nécessité de composer avec elle du fait de sa puissance, sans faire preuve de naïveté vis-à-vis des Etats-Unis et tout en résistant à l’agressivité de la Russie.
Les implications pour l’agriculture
Les conséquences de ces évolutions pour les échanges, les investissements et les politiques agricoles ne sauraient être sous-estimées. Le commerce de produits agricoles risque de subir les soubresauts liés aux différends internationaux, voire même d’être pris en otage par les gouvernements comme c’est aujourd’hui le cas dans la querelle qui oppose Pékin et Washington, alors même que les échanges vont devenir de plus en plus importants pour assurer la sécurité alimentaire mondiale, à cause du changement climatique. L’empreinte de la Chine sur ces échanges ne va cesser de croître, non seulement parce qu’elle est le premier importateur net de produits alimentaires mais aussi à cause de l’infrastructure logistique qu’elle met en place à travers les Nouvelles routes de la soie, ses investissements en Afrique et en Amérique du Sud pour garantir son approvisionnement en matières premières et, à l’autre bout de la chaîne, la dynamique de ses plateformes de commerce numérique, touchant plus d’un milliard de consommateurs.
L’Europe, première exportatrice de produits agricoles, est concernée au plus haut point. Elle l’est d’autant plus que la demande alimentaire va exploser au sud de la Méditerranée et que la Covid-19 a fortement accru les préoccupations liées à la durabilité et à la résilience de son modèle de croissance. Or la capacité de l’Union européenne à conjuguer compétitivité et transition écologique de son économie – et à rendre socialement acceptables les changements qui en résultent – est subordonnée aux protections susceptibles d’être instaurées contre les importations, y compris agricoles, en provenance de pays qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes : d’où la « taxe carbone » aux frontières envisagée par Bruxelles, qui inquiète nombre de ses partenaires commerciaux. Ainsi la pandémie accélère la mutation de la mondialisation vers une fragmentation régionale et une opposition entre Etats qui donne aux politiques agricoles une dimension géopolitique de plus en plus marquée, tandis qu’une approche multilatérale serait indispensable pour relever les défis qui se posent à la planète.
* Jean-Christophe Debar est directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM).